Verdellen

Les fumées des toits de Verdellen sont les seules lignes verticales à mille lieues alentours. Les canaux partent à l’infini, depuis la sortie des gorges de l’Odellen, passant d’abord par Paalis, le fleuve s’élargissant encore dans les plaines. Arrivé à Am-Verdellen, les premières cités lacustres s’agglomèrent de part et d’autre du grand fleuve, s’ouvrant enfin sur le delta de Verdellen, dernières terres avant le Kanthemaïr des Hébolènes.

Verdellen, l’un des plus grands ports de Derio, de loin le plus grand du continent Osthür, jouit de la quiétude de sa situation, et de l’effervescence des cités gigantesques où mille centres, mille quartiers, font glisser jour comme nuit barques et bateaux à tous les coins de canaux. Ce sont fêtes nombreuses, marchés éphémères, odeurs délicieuses de tavernes où il fait bon manger et boire. Les fragrances marécageuses dans les quartiers où s’échouer sont peu à propos ; du moins à l'intérieur des remparts. La ville vit au rythme des livraisons, des bateliers transporteurs, et des grands ports sur la mer, seuls capables d’accueillir les énormes navires aux longs cours des Transporteurs Rorkh, traçant leur sillon vers Od-Verdellen, Breggen, et au-delà.

Verdellen, une porte sur le monde, un royaume de canaux entre terre et mer, de constructions de pierre sur pilotis, de somptueuses demeures avec leurs jardins comme des îles sur un océan de ponts. Dans le delta, les bras de l’Odellen se divisent en autant de doigts pointés vers la mer, créant des avenues maritimes parallèles, grandes travées naturelles longées d’une myriade de docks, hangars et comptoirs marchands. Parfois, une route de ponts coupe les doigts en de grandes arches pour laisser passer les barges lourdement chargées, comme des bagues, de grandes chevalières de pierre ou de bois. Quand la géographie le permet, les voies d’eau sont toujours doublées d’un chemin de halage ou d’une route pour que oukelandes, bœufs ou chevaux puissent tracter les charges maritimes. Mais la densité des habitations fait que dans les zones impraticables, des treuils sont dressés sur les bâtiments pour tracter directement les barges en s’appuyant sur les constructions. C’est un entrelacs dont certaines corporations ont saisi l’intérêt du monopole des tractions. Les cordiers sont les plus actifs, suivis des ferronniers constructeurs de poulies.

Verdellen est tellement vaste, que Ordres et grandes Maisons n’ont jamais jugé bon de se regrouper dans un secteur ou un quartier spécifique. Comme partout sur Derio, il y a des dominantes, jamais de pouvoir évident, même si la région de Verdellen est la chasse gardée du Merkal du Tallec. Certains disent même que le tallec fut inventé sur un pont d’octroi pour enfin créer un étalon qui puisse être utilisé par tout le monde. Et avant tout pour rémunérer le Merkal. Le tallec, l’unité métallique, peut être subdivisée auprès de frappeurs monnayant le change, ou gratuitement auprès de l’Ordre bancaire. Le Merkal a développé ses comptoirs, ses hangars, ses banques de prêts, et surtout ses coffres inviolables, quels que soient les objets déposés, dans l’anonymat le plus total. Le Merkal s’enorgueillit de tout pouvoir stocker, qu’importent la taille ou la nature ;

leur doctrine reste :

dans toute forme, c’est la valeur qui compte.

Tous les Ordres importants que compte Derio sont présents à Verdellen, des comptoirs ayant pignon sur rue, de simples ambassades, ou de façon plus cachée, plus informelle, comme des propriétés de dignitaires de tous Ordres. Il faut être là, mais pas toujours de manière ostensible. On ne sait jamais quelle proportion d’habitants à Verdellen travaille directement ou indirectement pour le renseignement des Ordres. De la même façon, la cité est dirigée par un conseil aux velléités démocratiques. En-deçà des dix conseillers majeurs, ceux qui à huis-clos prennent acte des lois de la cité, environ quatre-cents notables agissent auprès du peuple et des Ordres. Officiellement, ils sont indépendants. Mais la réalité des enjeux en présence ne souffre pas l’approximation. Les dix conseillers majeurs, enfermés dans leur strate politique, ne voient le monde qu’au travers des notables aux vues orientées.

Ainsi, Verdellen, cité du nord sur le continent Osthür peut apparaître comme une place idéale, même si son rayonnement ne l’a pas poussée à bâtir des édifices extravagants ou démesurés. La géologie ne le permet pas. Déjà, les sols sont trop meubles. Et Verdellen laisse l’ostentatoire aux cités sur l’océan des Candélides. Meneda et Madelis remplissent très bien à elles-seules cette fonction. Verdellen gère. La richesse est à l’intérieur de ses bâtiments.

Parmi ses nombreuses richesses cachées, Verdellen est un haut lieu de l’art, les mécènes courent les canaux, et bon nombre d’artistes cherchent refuge et reconnaissance au grée des soirées baignées de lumignons, d’alcools capiteux, et de rencontres prestigieuses. Il n’est pas rare de consacrer les fresques d’artistes renommés comme on célèbre une alliance de grandes familles. Les fêtes peuvent durer plusieurs jours, et donnent souvent lieu à de nombreuses commandes. Alors on ne compte plus les musiciens, les acteurs, les danseurs, enfin tout ce qui peut faire du spectacle une œuvre vivante pour égailler ces moments. Mais la peinture et les fresques restent l’art le plus noble à Verdellen. On accorde un sens profond à la représentation picturale, car elle peut être contemplée chez soi, pour soi, pour magnifier son propre orgueil. Mais ce serait oublier les poètes, les gens du mot, ceux qui parlent de l’eau et du ciel, des fumées et des couleurs si particulières de Verdellen. Des brumes ocres du matin aux perspectives infinies des jours clairs, des nuits aux mille reflets de torchères dans l’eau des canaux, tout est poésie. Et rien n’inspire plus que la pluie sur Verdellen. Il est des endroits où la nature se fond avec magie aux cultures de l’homme. Et la pluie fine et dense qui irrigue la cité provoque de magnifiques impacts sur la surface de l’eau, comme un frémissement continu, agité par les ondes du vent, qui, lentement, font danser les fils de pluie dans des torsions aériennes, comme des cheveux se mêlant, s’entremêlant à l’infini. Les voiles de pluie se densifient, comme si la ville plongeait sous l’eau. Et la musique céleste des stries aquatiques enchante ce monde.

Fort heureusement pour mon cœur, il pleut aujourd'hui sur Verdellen.


Extrait du journal des pensées d'Epher D'Asmati

Voir aussi : MUSIQUES / Pluie sur Verdellen